Un confinement à la roumaine ou les nouveaux habits du droit en remps covidiens

Un confinement à la roumaine ou les nouveaux habits du droit en remps covidiens

Par Corina Veleanu, maître de conférences en anglais, jurilinguiste, Université Lumière Lyon II

Cette crise protéiforme, bien qu’elle soit planétaire, n’est pour autant pas la chose la mieux partagée, n’ayant souvent rien à voir avec le bon sens, surtout quand on pense à la façon dont elle est dite, écrite, légiférée, racontée, expliquée… A chaque pays de l’affronter avec ses moyens, ses spécificités, sa Weltanschauung. En Roumanie, état membre de l’Union européenne depuis 2007, le droit et son langage évoluent au gré des changements imposés par le nouveau maître du monde, le covid-19. Bref aperçu de l’actualité juri-linguistique roumaine.

Ces vacances d’avril, j’avais prévu de les passer à Bucarest, ma ville natale, où le printemps fait fleurir les arbres des parcs centenaires, mais le destin en a décidé autrement, confirmé, d’ailleurs, par la compagnie aérienne (cette fois, littéralement !) qui m’a annoncé l’annulation de mon vol trois jours après la date d’un départ qui n’avait jamais eu lieu.

Amusée et nostalgique, je me suis souvenu d’un tango que mon grand-père me chantait souvent, lui, qui avait connu la guerre et qui avait choisi de la métamorphoser en chansons et histoires drôles afin de me protéger et d’essayer d’oublier l’inoubliable. Le dire était difficile en Europe après la seconde guerre mondiale, surtout dans un pays qui était passé de l’horreur nazie à un joug totalitaire d’origine stalinienne. Ce tango, repris par des chanteurs roumains contemporains, avait été chanté pour la première fois par Cristian Vasile, célèbre chanteur roumain de la période d’entre les deux guerres, et qui avait enchanté le petit Paris d’antan avec Zaraza [1], cette nouvelle pièce musicale composée en 1929 par Benjamin Tagle Lara sur les vers du poète Isaac Lazarovici, mieux connu sous son nom de plume Ion Pribeagu, ce qui, en roumain, veut dire Jean l’Errant, clin d’œil à ses origines et tragique pressentiment de la peste nazie qui allait infecter le monde.

C’était une chanson sous le signe du krach boursier de 1929 qui parlait d’amour comme d’une contagion et d’une femme enivrante qui faisait mourir les hommes passionnés pour ses charmes, et qui n’est pas sans rappeler le passage du livre des Proverbes, évoqué par Moise Maimonide au XIIe siècle dans son célèbre Guide des égarés, lorsqu’il parle de la femme mariée et courtisane « bruyante, indomptée » qui appelle l’homme en lui disant « viens, enivrons-nous d’amour ». Grâce au confinement qui repousse les frontières de la recherche et de la réflexion, j’ai eu enfin le temps de me poser la question essentielle : mais d’où vient le nom de ce tango qui avait, avec tant d’autres, bercé mon enfance ?

Aujourd’hui, je m’aventure plutôt du côté des origines, et je trouve, à part la boisson mexicaine et la ville vénézuélienne, – le hasard n’existe décidément pas ! – qu’en serbo-croate, « zaraza » signifie « maladie, infection », en bulgare « зара́за » est une infection et une mauvaise habitude addictive, alors qu’en polonais elle est carrément « la peste, l’épidémie » ! Tout cela nous viendrait du proto-slave « *raziti », « sauter, pulser, couper, unité pour mesurer le temps (fois)= », ce qui nous montre, en fait, un « *obrazъ » (une forme, une figure), ou l’  « obraz », la joue, le visage, en roumain, – cette autre joue biblique que nous n’avons plus le droit de toucher même, car le toucher est devenu aujourd’hui « microbolant », comme le remarquait si finement Florentin Ţuca, un des ténors du barreau roumain contemporain, exaspéré lui-aussi par ces temps covidiens [2]-, et les sèmes de toute maladie contagieuse, qui saute d’un individu à un autre, d’un lieu à un autre, s’étendant à la fois dans le temps et dans l’espace.

Plus loin encore, je découvre qu’une des façons de dire « c’est contagieux » en yiddish, cette langue fascinante des juifs d’Europe centrale, formée à partir de l’allemand du XIIe siècle avec des mots et des règles propres aux langues slaves, à l’hébreu, à l’anglais et au roumain, est : « men ken zarazen »מע קען זאַראַ֜זען, mélange de germanique et de slave dans les mots et dans la morphologie, littéralement « on peut s’infecter ». Le Bucarest du début du XXe siècle, pétri d’une culture produite principalement par les intellectuels et les artistes d’origine juive, avait dansé en 1929, en pleine crise boursière, sur un tango qui peut être considéré aujourd’hui comme un des ancêtres des « chansons de la crise de la covid-19 » !

Isaac Lazarovici avait inventé un nom propre qui, depuis, est synonyme, en roumain, de la femme fatale. On dit même que la première Zaraza, fille d’un boyard grec et d’une tzigane appelée Didina, aurait été l’amante du chanteur et qu’elle aurait été égorgée en pleine rue un soir d’automne en 1946, par un assassin à la solde de Zavaidoc, un autre chanteur « lăutar » célèbre du Bucarest des années 1930-1940, qu’elle aurait rendu fou de jalousie. La légende prend des tournures cannibalesques lorsqu’on apprend que Cristian Vasile aurait poussé la fusion avec l’être aimée jusqu’à en avaler ses cendres. Quoiqu’il en soit, il nous est resté un tango exquis et un mot exotique pour témoigner de toute une époque, mais aussi d’un changement de catégorie morpho-grammaticale qui avait propulsé un terme médical de la langue yiddish et des langues slaves sur la scène musicale et dans la pop-culture roumaine, où il reste encore aujourd’hui, ayant durablement imprégné le vocabulaire et le mental collectif dans ce coin de l’Europe.

Hit the road, Jack !

D’ici, la route était grande ouverte et la curiosité (juri)linguistique avait totalement gagné la bataille avec Netflix ! Les médias roumains ne déçoivent jamais ! Même si mon printemps reste bien français cette année, mon vocabulaire s’enrichit de néologismes que les Roumains inventent avec une générosité proverbiale ! Ce n’est pas pour rien qu’on vante l’hospitalité roumaine, devenue presque a country brand (enfin, si on se décidait, pour une fois, à développer le tourisme roumain…) Ainsi, je me laisse surprendre par des bouts de phrases tels que : « sunt foarte complianţi », « sont très compliants », de l’anglais compliant, du verbe to comply with, « se conformer à, respecter » : un anglicisme certain, adjectif néologique crée en mars 2020, impossible à comprendre si l’on ne parle pas anglais, apparu dans le discours des médecins lors d’interviews télévisées et qui parlent des personnes qui respectent les règles instituées par les autorités.

En fouillant l’Internet vers 2h du matin, je vois qu’en 2019 déjà on parlait de l’« Etica şi complianţa în sănătate, o necesitate » [3], « l’éthique et la compliance dans le domaine de la santé, une nécessité ». Donc, il n’y a pas de fumée sans feu, et de la compliance au compliant, il n’y a qu’un pas à faire : pourtant, mes oreilles sont encore agressées par ce nouveau-venu, car en roumain il existe bien d’autres manières pour traduire compliant, et je me demande ce qui a dû arriver, par exemple, au bon vieux « respectuos », du français « respectueux », ou au verbe « a se conforma », « se conformer », qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire aux technocrates pour qu’ils leur imposent une telle distanciation sociale avant la lettre ?…

En français, la compliance anglo-saxonne existe dans des domaines de spécialité comme la gestion en entreprise, la mécanique, la médecine, la pharmacie, tout en ayant des sens divers et dotés de connotations tant positives que négatives (conformité, accord, servilité, souplesse, distensibilité), alors que dans le domaine juridique ce terme étranger a du mal à s’accoutumer au « face à face vertical avec la loi » [4]. Peut-être bien que le français n’est plus, et depuis bien longtemps, la langue vers laquelle se tourne le roumain pour emprunter des mots, et l’anglo-américain l’a emporté ? En même temps, la francophonie est dans une telle perte de vitesse par manque de fonds et de volonté politique dans cette partie de l’Europe, que rien ne devrait plus nous étonner. Malheureusement. Et lorsque cet adjectif, ainsi que le nom commun de la même famille, vont se retrouver dans des textes juridiques roumains sans être accompagnés par des définitions rigoureuses, la loi court le risque de se muer dans un « instrument de détérioration de l’espace public, de mélange des valeurs, de brouillard et de séparation des contours entre vérité et mensonge » [5]

Et tout cela, pour montrer qu’on est intégrés…

Là, pour être communautaire, on l’est, en Roumanie, jusque dans la transmission du virus : on a donc calqué la transmission communautaire – « transmiterea comunitară » [6]. Avec l’adhésion à l’UE, l’adjectif « comunitar », ou propre à la communauté, avait acquis un nouveau sens, « propre à la communauté européenne ». On avait créé « acquis comunitar » [7], « drept comunitar », droit communautaire, « cadru comunitar », cadre communautaire, à côté de « serviciul public comunitar », service public communautaire, « centru comunitar », centre communautaire, « câinii comunitari », chiens communautaires.

Aujourd’hui nous avons aussi la transmission communautaire. Il serait bien si cette transmission s’arrêtait au virus, et excluait les réseaux de mendicité ou de prostitution, ainsi que la déforestation au profit d’autre pays communautaires [8], ou les travailleurs envoyés à cueillir des asperges allemandes [9] chez des fermiers qui ne respectent ni les normes sanitaires propres à cette crise, ni les droits des salariés roumains.

Nouveau pluriel, nouveau sens

Continuons : une autre surprise m’attend lorsque je regarde le JT sur une autre chaîne télé : « contacţi, contacţii »  [10], nouvelles formes de pluriel non accentué et accentué défini (en roumain l’accent est enclitique, positionné à la fin du mot, ici : –i, -ii), pour dire contact, contactes. Bon, c’est une néologisation morphologique sous la forme d’une nouvelle forme de pluriel masculin du nom commun contact, d’origine franco-latine. Le rajout du sème [+humain] par la nouvelle forme de pluriel, sème inexistant dans la forme de pluriel traditionnelle contacte, lui confère une sonorité de science-fiction, métallique, qui, paradoxalement, lui enlève toute trace d’humanité ! Tellement sous l’emprise des nouvelles technologies, nous utilisons de plus en plus des mots vidés de leur humanité, nous introduisons dans le droit -national et international- des concepts dépourvus d’humain, « le droit se déshumanise » (Ţuca, 2017) et l’on arrive à se demander si nous sommes encore capables, par moments, de réellement parler ou bien la communication, fonction première du langage, rétrécit comme une peau de chagrin et se réduit à un échange de termes spécialisés incompréhensibles pour les non-initiés et qui enlève à chaque fois encore un degré l’empathie aux initiés… Ce nom auparavant de genre neutre « un contact, două contacte », devient aussi masculin avec le nouveau pluriel contacţi, dont le sens est « ceux qui ont été en contact avec les malades du coronavirus ». A part le fait qu’il est défectif de féminin (ok, je sais, ce n’est pas le moment pour la jouer féministe, mais !), il réduit la personne à une réalité médicale et rien de plus. Le domaine spécialisé d’appartenance première est le discours médical, mais ce terme est déjà entré dans le discours des médias et des autorités.

Un nom propre devient nom commun ou adjectif épithète ?

Et où pourrait-on hospitaliser ces « contacţi » ? Dans « un spital Covid »[11], un hôpital Covid, évidemment, qui est un hôpital recevant exclusivement des personnes infectées par le nouveau coronavirus. Reste à savoir si le ou la covid deviendra nom propre, Dieu sait qu’il/elle est déjà devenu.e un titre d’honneur pour le personnel médical qui s’y confronte. D’abord apparu (bon, j’abandonne le politiquement correct, j’y reviendrai une fois cette question du genre covidien résolue, si jamais…) dans le langage spécialisé médical, il est passé dans le discours des autorités et des journalistes. Alors que les hôpitaux sont pleins de malades du covid, ou vides, comme le disent certains messages sur les réseaux sociaux et qui essaient de nous convaincre de l’inexistence de cette crise (cette dialectique du vrai et du faux dans notre bas monde n’étant point étonnante pour le genre humain, quand on connait la structure des commentaires talmudiques, par exemple, où l’on débat d’une affirmation et de son contraire), ce mot lu et entendu des centaines de fois ces derniers mois interpelle dans son signifiant qui porte le signe du vide réalisé ensemble : co-vid(e).

Le vide tragique laissé derrière par les défunts a, pour contrepartie, le vide nécessaire que nous devons faire dans nos vies avant bâtir une nouvelle normalité. On nous répète sur toutes les chaînes télé et dans plein de langues que rien ne sera plus comme avant… Tabula rasa, départ à zéro, refonte de nos priorités, de nos choix de vie, de nos possibilités, vide de nos capacités de faire les gestes les plus anodins, tel que sortir faire des courses ou aller travailler ou emmener son enfant à l’école… Et à nouveau je me souviens d’Emmanuel Levinas : « des interdits sont nécessaires contre cette vie qui se vit comme une force qui va » [12]

Le coronavirus et la modification du Code pénal

Ces interdits nous emmènent au tribunal et, là, attention, il va entrer en politique et on va le voter aux prochaines élections, ce corona qui nous rend la vie amère comme la bière qui porte le même nom ! Ce virus est tout aussi malin que les autres partis et a réussi même à faire modifier le Code pénal roumain, gagnant également sur ce champ de bataille qui a fait couler beaucoup d’encre électorale dans ce beau pays. En plus, il est intransigeant [13] et semble plutôt pencher à droite [14] : il est dans le vent ! Et, tout comme les jeans « pattes d’éléphant » qui reviennent à la mode, le covid remet à l’honneur un archaïsme, « zădărnicirea », du slave « za daru », « offert comme cadeau, donc perdu, sans utilité » [15], dans le syntagme juridique nouvellement créé « zădărnicirea combaterii bolilor » [16], « empêchement du combat contre les maladies ». On se demande pourquoi le législateur roumain n’a pas utilisé împiedicarea (du latin « im-pedico, -are »), terme non-archaïque, présent dans le langage courant et dans le langage juridique, alors que « împiedicarea transmiterii infecţiei », « empêchement de la transmission de l’infection », existe bel et bien dans le langage médical. Comme je le soupçonnais, ce sont de vrais nostalgiques, les législateurs roumains. Quant aux domaines spécialisés de ce terme, il apparaît d’abord dans le juridique, puis chez les journalistes qui le reprennent tout en lui jetant des seaux d’ironie. Ce nouveau délit passible d’emprisonnement vise les personnes qui n’ont pas respecté les règles de la quarantaine. Pour ne pas être accusé de « zădărnicirea combaterii bolilor », on fait du télétravail (telemuncă [17]), de la télémédecine (telemedicină), de la télé-école ( teleşcoală ), on devient télé-salarié (telesalariat [18]), et d’une pierre deux coups, on rend le préfixe télé- extrêmement productif ! Il faut bien que quelqu’un travaille pendant que nous restons à la maison à regarder Stevie the TV (ah, Friends et l’inoubliable Joey Tribiani), n’est-ce pas ? De nouveaux termes juridiques entrés dans le code du travail roumain en 2018 reviennent dans l’actualité et deviennent très connus grâce aux mesures prises par les autorités durant la crise sanitaire ou sont créés ad-hoc. On assiste à une ré-spécialisation de certains termes et à leur migration vers le domaine juridico-administratif : masques, gants, distanciation sociale, déclaration sur l’honneur, etc.

Après l’effort, le réconfort !

Un médecin épidémiologiste s’indignait l’autre jour contre l’ouverture des hôtels roumains à partir du 15 mai : soi-disant on n’a pas besoin de partir en vacances après avoir passé deux mois à la maison ! Heureusement le Président avait annoncé « un plan de relaxare », un plan de relaxation, dans son discours du 22 avril 2020 : non, ce ne sont pas des séances de sophro ou de yoga qu’il va payer à la population, et ce ne sont pas les êtres humains qui vont se détendre, détrompez-vous ! Lasciate ogni speranza, voi qu’entrate, comme disait l’autre. Il s’agit de « relaxarea restricţiilor », d’un relâchement des restrictions et de l’entrée dans une nouvelle normalité, « o nouă normalitate », en traduction libre, il nous a dit que « răspunderea fiecăruia dintre noi va deveni mai mare », la responsabilité de chacun de nous deviendra plus grande.

Aurait-il parlé avec son homologue français qui lui aurait appris qu’en France, durant le confinement, il n’y avait pas eu de masques ou de gants sur le marché ni dans les pharmacies, alors qu’en Roumanie on en trouve à chaque coin de rue, on en fabrique, on en importe, et pour que l’égalité entre les citoyens européens soit rétablie, il se serait laissé persuader de serrer la vis chez les Roumains contre leur avis ?… Ce qui est certain, c’est que le nom commun relaxare reçoit un nouveau sens, juridico-administratif, et se dote de nouveaux sèmes : [+ loi], [+autorité], chose tout à fait attendue culturellement et plus que normale de la part d’un président aux origines bien germaniques (Klaus Werner Iohannis, on peut difficilement faire plus allemand, à côté, le nom d’Angela Merkel nous rappellerait des telenovelas sud-américaines…). Même la relaxation doit avoir ses règles, qu’on devra respecter à la lettre, « keine Lockerung aber ein großer Lockdown » ! Comment a-t-on réussi à créer dans deux langues germaniques deux mots avec des sens contraires à partir du même terme ?! Il y a « Loch », ouverture, trou, en allemand, mais le proto-germanique « *lukana- » veut bien dire « fermer »… Et on s’étonne qu’il y en a qui voient les hôpitaux pleins et d’autres qui les voient vides ! Ce ne sont que des faits alternatifs (« alternative facts » [19]), comme le disait une réputée juriste américaine, il y a quelques années à peine…

Et nous, pauvres citoyens de ce monde en proie au chaos, que pouvons-nous faire ? Nos droits et nos systèmes juridiques se déforment sous le poids d’innombrables normes qui jaillissent jour et nuit des puits artésiens législatifs nationaux et qui ne sont pas toujours des puits de sagesse. Nos réalités s’inscrivent dans un autre temps, à l’image de l’expérience du spéléologue qui, dans les années 1960, s’était isolé dans des grottes afin de se couper du rythme du jour. Il s’était désynchronisé rapidement et sa journée avait commencé à compter 25 ou 26 heures au lieu des 24 heures « réglementaires ». Comme l’expliquait Boris Cyrulnik : « Quand on isole des gens très longtemps, comme les soldats torturés de la sorte pendant la guerre du Vietnam, ils finissent toujours par avoir des angoisses et parfois, même, des hallucinations. Et si ça dure trop longtemps, on y passe tous ». [20].

Ce qui nous sauvera, ce qui continue à nous sauver depuis des temps immémoriaux, c’est encore et toujours la parole juste et clémente, rigoureuse et miséricordieuse, juridique et essentiellement humaine, droite et compatissante, qui nous aide à mettre des mots sur l’innommable, à construire les récits de nos vies et de nos sociétés, à se reconstruire individuellement et collectivement, après des événements difficiles. La parole ontologiquement dialogique, inévitablement tournée vers l’Autre, nous aide à nous dé-confiner de nous-mêmes et à recréer notre réalité. En nous racontant, nous remanions notre passé et nos souvenirs, tout en créant de nouveaux mondes que nous nourrissons de nos perceptions, car « les souvenirs conscients dépendent des souvenirs collectifs » (B. Cyrulnik). Ou, comme le disait Hannah Arendt : « L’activité de connaître n’est pas moins un acte d’édification du monde que celui de construire des maisons » [21].

Connaître signifie aussi co-naître, naître une nouvelle fois avec l’Autre, vivre avec lui intimement, l’accueillant dans notre monde tout comme il nous laisse faire partie du sien. Repenser notre rapport à l’Autre, notre manière d’« être-à-autrui » comme le disait E. Levinas, redécouvrir le « sens commun, le sixième sens, le plus élevé, qui adapte nos cinq sens à un monde commun et permet de nous y orienter » (H. Arendt) et que l’on nommerait aujourd’hui empathie ou intelligence émotionnelle, nous permettra, grâce à la parole créatrice, de sortir indemnes, ou presque, de cette crise protéiforme du ou de la « covid » qui a failli nous vider de tout ce que le préfixe co- peut signifier : la réunion, la simultanéité, l’identité, l’être-avec.

L’attachement aux autres nous rattachera à nous-mêmes en tant qu’êtres libres, dans cette nouvelle vie que l’on nous dit être la nôtre aujourd’hui : « Pour être libre, le sujet doit d’abord être lié (sub-jectum : jeté dessous) par des paroles qui l’attachent aux autres hommes. Les liens du Droit et les liens de la parole se mêlent ainsi pour faire accéder chaque nouveau-né à l’humanité, c’est-à-dire pour attribuer à sa vie une signification, dans le double sens, général et juridique, de ce mot » [22].

Notes :

[1] C. Vasile, Zarazahttps://www.youtube.com/watch?reload=9&v=PS6PD7XL29s

[2] F. Ţuca , « Să nu ne mai atingem, nici măcar pe obrazul celălalt, că atingerile sunt microbolante. », Să ne spălăm pe mâini de lume ?, Se laver les mains du monde ?, https://florentintuca.ro/

[3https://www.medichub.ro/stiri/etica-si-complianta-in-sanatate-o-necesitate-id-2501-cmsid-2

[4] « Définir la compliance n’est pas simple. Le mot compliance lui-même ne fait pas l’objet d’un consensus. En français, on emploie alternativement les termes compliance et conformité, avec, il est vrai, une préférence pour le premier terme. Cette hésitation, que l’on n’a pas en revanche lorsqu’il s’agit de traduire l’expression comply or explain dans la matière voisine du gouvernement d’entreprise, est révélatrice. Elle témoigne de deux choses. D’abord, d’une insatisfaction à traduire le mot compliance par conformité : intuitivement, on pressent que le mot conformité – qui est familier du vocabulaire juridique, dans les domaines de la comptabilité et de la certification notamment – ne parvient pas à rendre la singularité de la notion de compliance. Ensuite, d’une impression d’étrangeté, au sens propre du mot. Littéralement, la notion de compliance est étrangère à la culture juridique française. La culture juridique française moderne s’est construite sur l’idée de légalité, c’est-à-dire sur l’idée qu’existent des règles qui ordonnent des conduites, dictent des interdits et menacent ceux qui les enfreignent d’une peine, prononcée au terme d’un procès. La légalité organise un face-à-face vertical de chaque individu, de chaque entreprise, avec la loi, sous la menace d’une peine prononcée par un juge. La compliance fait voir autre chose. Ce qui lui importe est moins de savoir si les entreprises enfreignent les règles qui s’appliquent à elles que de savoir si elles mettent en œuvre, en leur sein, un dispositif efficace pour prévenir le risque d’infraction à ces règles » A. Gaudemet, « Qu’est-ce que la compliance ? », Commentaire, 2019/1 (Numéro 165), p. 109-114, URL : https://www.cairn.info/revue-commentaire-2019-1-page-109.htm

[5] F. Ţuca, Adevărul dreptului în epoca post-truth, La vérite à l’époque post-truth, https://www.youtube.com/watch?v=VdB7qi2nW9Q

[6https://www.digi24.ro/stiri/actualitate/horatiu-moldovan-ms-transmiterea-intracomunitara-este-o-realitate-ne-punem-problema-izolarii-la-domiciliu-a-celor-peste-70-de-ani-1279034

[7] « Termenul acquis comunitar desemnează totalitatea drepturilor și a obligațiilor comune care decurg din statutul de stat membru al Uniunii Europene. Incluzând, pe lângă tratate, și actele adoptate de către instituțiile UE, acquis-ul comunitar este în continuă evoluție », https://ro.wikipedia.org/wiki/Acquis_comunitar. Terme juridique entré dans le roumain juridique par : Hotărârea Nr. 1367 din 20 decembrie 2000 a Guvernului României, publicată în Monitorul Oficial Nr. 30 din 17 ianuarie 2001

[8https://ziarulromanesc.at/jurnalistii-austrieci-pe-urmele-defrisarilor-din-romania-nu-mai-putin-de-260-milioane-de-copaci-au-fost-taiati/

[9https://www.digi24.ro/stiri/actualitate/disperarea-romanilor-plecati-in-germania-la-cules-sparanghel-sapunul-este-limitat-vrem-acasa-nu-vrem-sa-murim-aici-pe-capete-1295635

[10https://www.mai.gov.ro/informare-covid-19-grupul-de-comunicare-strategica-15-martie-ora-17-00/

[11] Antena 3, émission « Sinteza zilei », « Synthèse de la journée », 23 mars 2020

[12] E. Levinas, Nouvelles lectures talmudiques, Les Editions de Minuit, 1996/2005, p.25.

[13] « Un grup de senatori juriști ai PNL lucrează la modificarea Codului penal pentru introducerea de pedepse între 5 și 7 ani, care ajung până la 15 ani în cazul în care persoane contaminate ascund datele necesare unei enchete epidemiologice. Inițiativa legislativă va fi depusă în regim de urgență, potrivit unor surse politice, și modifică actualele pedepse prevăzute de art. 352 din Codul penal, care impune acum amendă sau închisoarea de la șase luni la doi ani pentru cei care „zădărnicesc combaterea bolilor”, nerespectarea măsurilor luate de autorități. », « Un groupe de sénateurs juristes du PNL travaillent à la modification du Code pénal pour y introduire des peines entre 5 et 7 ans, pouvant arriver jusqu’à 15 ans d’emprisonnement dans le cas où des personnes contaminées cachent les données nécessaires dans une enquêtes épidémiologique. L’initiative législative sera soumise au régime d’urgence, selon des sources politiques, et modifie les peines prévues par l’article 352 du Code pénal, qui prévoit actuellement une amende ou une peine d’emprisonnement allant de 6 mois à 2 ans pour ceux qui « empêchent le combat des maladies », le non-respect des mesures prises par les autorités. »,https://romania.europalibera.org/a/coronavirus-pedepse-inchisoare-mai-mari-cod-penal–gerota-avion-spania/30495190.html

[14] « Coronavirusul schimbă Codul penal. Pedepse cu închisoarea mai mari pentru cei care zădărnicesc combaterea bolilor – inițiativă PNL », « le coronavirus change le Code pénal. Des peines de prisons plus sévères pour ceux qui empêchent le combat contre les maladies – une initiative PNL » (n.t. Parti National Libéral, réputé de droite, au pouvoir actuellement). Idem.

[15https://dexonline.ro/definitie/Zadar

[16] « au fost întocmite 41 de dosare penale sub aspectul săvârşirii infracţiunii de zădărnicirea combaterii bolilor, faptă prevăzută şi pedepsită de art. 352 alin. 1 Cod penal. », « ont été ouvertes 41 enquêtes pénales pour des infractions d’empêchement du combat contre les maladies, infraction prévue et sanctionnée par l’art. 352 par. 1 du Code pénal. » https://www.digi24.ro/stiri/actualitate/41-de-dosare-penale-sub-aspectul-savarsirii-infractiunii-de-zadarnicirea-combaterii-bolilor-1277249https://lege5.ro/Gratuit/gezdmnrzgi/art-352-zadarnicirea-combaterii-bolilor-codul-penal?dp=gqytsojvhazdg

[17https://www.stiripesurse.ro/ati-auzit-de-telemunca-iata-ce-pregateste-guvernul_1439734.html

[18https://www.lege-online.ro/lr-LEGE-81%20-2018-(199418)-(1).html , http://www.cdep.ro/pls/proiecte/upl_pck2015.proiect?idp=16588

[19https://www.theguardian.com/us-news/2017/jan/22/donald-trump-kellyanne-conway-inauguration-alternative-facts

[20https://www.franceinter.fr/societe/boris-cyrulnik-on-a-oublie-qu-on-appartenait-au-monde-vivant.

[21] H. Arendt, Considérations morales, Editions Payot & Rivages, 2014, p. 35

[22] A. Supiot, Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit, Editions du Seuil, 2005, p.8.

Adresse de cette page :

https://www.village-justice.com/articles/confinement-roumaine-les-nouveaux-habits-droit-temps-covidiens,35635.html   Publication : 9/06/2020

Les mots du confinement : du juridique à l’émotionnel

Les mots du confinement : du juridique à l’émotionnel

Par Corina Veleanu, maître de conférences en anglais, jurilinguiste, Université Lumière Lyon II

En plein dé-confinement, le jurilinguiste ne cesse de s’interroger au sujet des mots et des termes qui mettent en forme notre réalité depuis quelques mois. Pour comprendre et donner du sens aux discours nés de cette crise sans précédent et si difficile à définir exactement, rien de tel qu’un aperçu plurilingue : puisque l’on peut maintenant circuler à peu près librement, allons voir si l’herbe est plus verte chez nos voisins et quels sont les mots avec lesquels ils parlent de et dans cette confusion juridique et linguistique.

Des mots malades, des mots contagieux.

Confinement, „lockdown”, „aislamiento”, „izolare”, „isolamento”, voilà autant de termes juridiques différents pour nommer une même réalité, à savoir les mesures prises dans presque tous les pays du monde pour limiter la propagation du nouveau coronavirus. Ces mots ne veulent pourtant pas dire exactement la même chose. Emmanuel Levinas s’exclamerait à nouveau : « Oh, l’impatience du concept ! » s’il lui était enjoint de rester chez lui tout en regardant le JT ! Pas de surprise, alors, lorsqu’on regarde ce qui se passe concrètement dans les états membres de notre chère (eh oui, tout a un prix dans ce bas monde !) Union européenne, pour ne pas aller plus loin. Comment veut-on « harmoniser » quoi que ce soit ? En France on parle de limites, de territoires ou de la connerie – oui, nous l’avons bien remarqué, le participe passé du verbe « confiner » pose des questions insurmontables déjà, et franchement peut-on s’attendre à quelque amélioration que ce soit vu l’état d’épuisement des télé-élèves et des télé-enseignants ?… Les langues germaniques comme l’anglais et l’allemand nous enferment à clé et au cadenas, la faute à l’anglais, qui signifie même prison (aux Etats-Unis, certes, et à partir de 1975, selon etymonline.com, mais quand même). Il n’y a que les autres langues latines qui vont sauver la mise de rêverie et d’imagination que cette période extraordinaire nous offre, en nous envoyant, non pas paître, mais sur des îles : quoi de plus beau, alors qu’obligés de rester entre quatre murs, de nommer cette contrainte avec des substantifs remplis de substance exotique (et puis, chez soi, chacun fait ce qu’il lui plait, en substances, ou presque, car « an Englishman’s home is his castle », right ?) Je vous l’accorde, « confin » peut aussi être employé poétiquement, on parle bien des confins de la terre, je connais même un très beau recueil de poésie qui les inclut dans son titre, le Rôdeur des confins de Kenneth White. Mais les fans des îles sont plus nombreux, alors… Ou, comme le disaient si bien les journalistes du Canard enchaîné au premier jour d’« immobilisation générale » : « Pour s’en sortir, il faut s’en fermer ! » [1]. Les noms mêmes du virus varient à l’intérieur d’une même langue et d’une langue à l’autre : écrit avec ou sans majuscule, avec ou sans trait d’union, étant qualifié de « nouveau, novel », nous surprenant par « l’émergence d’un nouveau coronavirus (covid-19) » [2] tout en gardant l’héréditaire lien avec ses aînées Sars, ce virus nous laisse bouche bée, devant la fluctuation de son genre en français de France et français de l’UE, en espagnol, en italien. Comme disait une amie tout à l’heure par email : «en apprenant l’équivalence entre contagion et femme fatale, je ne m’étonne plus du fait que „covid” soit un nom féminin » ! Qu’à cela ne tienne ! On est courageux et on invente des mots, des genres, des syntagmes ! Vive la néologie ! Le porte-parole de la Patriarchie roumaine vient de nous proposer un nouvel adjectif, „creștinopat” : « nu suntem o ţară nici creștinopată, nici creștinofobă », « nous ne sommes ni un pays cristianopathe, ni un pays cristianophobe » [3], dans le contexte d’une distribution au niveau national de la célèbre lumière pascale décriée par beaucoup dans le contexte des mesures de distanciation sociale imposées. Et, à propos, ce « pas de distanciation entre les mondes » [4] qu’est cette nouvelle norme en vigueur dans tous les pays et dans tous les systèmes juridiques sur cette planète, suppose une gymnastique mentale tout à fait particulière, car elle nous demande, à travers sa formulation qui a arrêté notre quotidien, d’intégrer une nouvelle logique à travers une novlangue orwellienne qui nous dit, contre toute bonne habitude langagière, que la séparation, l’isolement, la distance sont « sociaux » ! Et pourtant, linguistiquement c’est vrai ! „Socialis” vient de „sequor”, « suivre », qui lui-même vient de l’indoeuropéen commun « sek », « accompagner, compagnon », alors que distance se décompose en dis-, deux, et – stance, se tenir debout, et l’on voit que ce nom ne saurait se comprendre sans un référent, sans la présence de l’Autre. Donc, la distanciation comprend le sème [+social] à travers le « deux » qu’elle contient. Mais, comme l’explique Linda Giguère sur TV5 Monde [5], ce terme qui vient du monde du théâtre, était utilisé par Bertold Brecht comme technique qui permettait aux acteurs de se dissocier de leurs personnages afin de mieux faire passer le message de l’auteur. Alors, on va se distancier socialement de nous-mêmes, chacun dans son coin, pour mieux faire passer le message de quel auteur ? Si au moins on savait dans quelle pièce on jouait… Pour l’instant, on a le choix entre le salon et la chambre, la salle de bains et la cuisine, et pour les plus fortunés d’entre nous, le balcon ! “O Romeo, Romeo, wherefore art thou Romeo ?/ Deny thy father and refuse thy name./Or if thou wilt not, be but sworn my love/And I’ll no longer be a Capulet./‘Tis but thy name that is my enemy :/Thou art thyself, though not a Montague./What’s Montague ? It is nor hand nor foot/Nor arm nor face nor any other part/Belonging to a man. O be some other name./What’s in a name ? That which we call a rose/By any other name would smell as sweet ;/So Romeo would, were he not Romeo call’d,/Retain that dear perfection which he owes/Without that title. Romeo, doff thy name,/And for that name, which is no part of thee,/ Take all myself.“ (Shakespeare, William, Romeo and Juliet, Act 2, Scene 2) Ah, si le Bard avait vécu la crise du coronavirus, quel chef-d’œuvre nous aurait-il proposé ! Comme on ne peut pas le ressusciter, on doit faire sans, et avec nos politiciens, qui s’en donnent à cœur joie dans cette tempête de mots et de mesures ! G.W. Bush avait bien inventé „the war on terror” [6]. Aujourd’hui on entend les leaders européens parler de « guerre biologique » : « nous sommes en guerre » [7] nous a répété six fois notre Président lors d’un seul discours. Motivés, scotchés devant nos écrans de télé, de smartphones, d’I-pads, d’ordinateurs portables, confinés, on ne va pas se laisser confondre ni abattre et on continuera à questionner les mots – les meilleures armes, en fin de compte, pour lutter pour notre santé mentale. S’entend souvent une autre question, qui, par son existence même, élève le covid, cette pluri-réalité et ce mot porte-manteau composés de trois parties, co- de coronavirus, vi- de virus et -d de l’anglais „disease” qui malheureusement rime avec „decease”, comme l’avait remarqué la même amie lors d’un lapsus révélateur de toutes nos angoisses -, au rang de quasi-religion ou de superstition, et l’on peut lire ou entendre : « vous croyez au covid ? » ou à la forme impérative : « il faut croire au coronavirus » ou encore à l’interrogative exaspérée « mais comment ne pas croire au covid ?! », et qui rejoignent le camp des autres questions de ce type (croire au père Noel, etc.) Au début, tout scientifique reste éberlué devant un tel mélange conceptuel, mais ensuite on se souvient que les mêmes questions se sont posées il y a quelques siècles lors du grand débat portant sur la forme de la terre : combien de platitudes n’ont été exprimées à ce sujet et combien de sacrifices la vérité a-telle exigés de la part des empêcheurs de tourner en rond qui soutenaient une thèse contraire au discours officiel ?… A cette époque-là le croire pouvait ouvrir une voie royale vers le bûcher de l’Inquisition. Aujourd’hui, le ne pas croire peut ouvrir les portes du pénitentiaire (et non, ce ne sera pas celui de Johnny, mais ce sera quand même pour le délit de s’être retrouvés « seuls la nuit à traîner dans les rues » et cela sans déclaration sur l’honneur !). La confusion semée par les discours contradictoires des autorités et des scientifiques, tous pays confondus, est, certes, inconfortable, mais on pourrait se dire qu’elle démontre une liberté de penser et d’expression si difficilement acquise qui existe mais qui peine contre la peur de la société de perdre le contrôle et qui la pousse à mettre des limites [8] là où en d’autres circonstances on n’y penserait même pas. Et, en même temps, on est d’accord, pour croire, on n’a pas besoin de preuves, ce verbe est du domaine de l’inexplicable, de l’intime même. C’est là que ces questions pèchent, car, une fois de plus, en employant ce verbe, elles noient le problème dans l’émotionnel et lui ôtent ainsi son caractère objectif. Dans cette crise sanitaire, il ne devrait pas être question de croire ou ne pas croire, mais de faits objectifs, d’un réel auquel nous sommes confrontés tous les jours sous la forme de la maladie, des hôpitaux surchargés, de soignants exténués, du manque inexplicable de matériel de protection dans des pays qui sont de grosses puissances économiques, politiques, militaires… Il est aussi question de l’érosion de la confiance en nos leaders, dans les institutions de l’Etat, dans la capacité de celui-ci à protéger ses citoyens, un Etat de droit qui oublie d’être aussi démocratique et prend des raccourcis totalitaires surfant sur la peur instaurée durablement [9], qui se montre en ce moment défaillant à plus d’un titre et qui nous demande de le croire sur parole, nous infantilisant mais aussi nous prenant pour des con-finés…Nous sommes entrés de plein pied, comme l’a si bien remarqué le philosophe roumain Andrei Marga, dans l’ère de la „prostocratie”, de l’adjectif „prost” qui veut dire « simple, courant, ordinaire » mais aussi « pauvre, vulgaire, trivial, rustre, imbécile », du slave „prostŭ”, retrouvé avec ces sens en yiddish [10] également, סטָראּפ .Non, mais ?! Face à ce type de communication, la question de la vérité se pose avec acuité, une question aiguë comme une douleur physique, comme l’aiguillon représenté par la lettre hébraïque ל lamed qui signifie « apprendre, enseigner ». Peut-être aujourd’hui plus que jamais nous sommes confrontés au doute, vivant dans une époque „post-fides”, post-confiance, conséquence directe de l’époque „post-lex”, actualisée par les états d’urgences qui remplacent les états de droit démocratiques. Qu’est-ce que le vrai, aujourd’hui surtout ?… Aux Etats-Unis on a inventé au XXIe siècle le syntagme juridique alternative facts”, partout dans le monde les réseaux sociaux exacerbent nos représentations individuelles du réel comme des golems qu’on se fabrique en guise d’aides à vivre mais qui nous tuent lentement mais sûrement, et on finit par se laisser remplacer par ces images de nous-mêmes que nous projetons sans cesse, dans une quête névrotique de sens, de soi, de sain…

Rhétorique guerrière

Au Royaume-Uni, Boris Johnson se veut un nouveau Winston Churchill, en déployant devant les yeux ahuris de ses concitoyens à qui pourtant il avait dit autre chose quelques jours auparavant, toute une panoplie d’expressions guerrières. „This enemy can be deadly ” les avertit-il, tout en jurant de „win the fight” et „beat the enemy”, et en se positionnant dans une nouvelle normalité, belliqueuse : „We must act like any wartime government”, avant de nous donner ce goût churchillien, cette madeleine de Proust qui ravive la mémoire des discours d’un autre temps et d’une qualité toute autre : „And however tough the months ahead we have the resolve and the resources to win the fight” [11]. Du côté du vénérable, on remarque le changement même sur sa statue parisienne, avec le professeur Jacques Poitou qui nous informe dans son excellent blog « Pandémie de Covid-19 (2019- ?) : les mots pour le dire – Enquête lexicale, contextuelle et diachronique » [12] : « Une main anonyme lui a gentiment collé un petit pansement sur le bout du nez » So thoughtful, especially today ! Du côté italien, Mario Draghi nous assure financièrement, comme l’exige sa fonction de président de la Banque centrale européenne : « Coronavirus, siamo in guerra » [13]. Sauf que le titre publié par le Corriere della Serra ne nous dit pas si M. Draghi a une ligne directe avec le nouveau virus et auquel il déclare la guerre de manière si directe. D’Espagne nous vient une autre assurance discursive : „Sánchez arenga al país : „En la guerra al virus, jamás nos doblegaremos, resistiremos, venceremos” [14], qui n’est pas sans rappeler „El pueblo unido jamás será vencido”, la chanson chilienne écrite en 1970 par Sergio Ortega, traduite dans plusieurs langues et devenue célèbre comme symbole d’unité et de solidarité. Le bémol est que cette guerre serait la troisième guerre mondiale (pas de bol !) : „La Tercera Guerra Mundial es contra un virus” [15]. Par contre, comment interpréter la seconde partie de ce grand titre ? « Ça va bien se passer, ce n’est qu’un virus » ou « ô malheur, que va-t-on faire ?! » ?… En Roumanie, d’ailleurs, la candeur gouvernementale aurait réjoui Rousseau et confirmé Maimonide : nul besoin d’intelligence, celle-ci est d’ailleurs une punition divine, et retourner aux temps d’avant la chute est tout ce qui nous reste à faire. C’est pour cela que les autorités roumaines auraient-elles donc lancé le site web « Ce mă fac ? » [16] qui met à la disposition de la population des scénarios („scenarii”, pour les puristes !) possibles durant cette pandémie ? Sauf que „ce mă fac ?” est une question pleine de connotations négatives, une structure anxiogène, employée lorsqu’on a peur, que l’on n’a pas de solution, ou quand l’avenir est potentiellement dangereux, la traduction étant « que vais-je devenir ? ». On se pose cette question lorsque l’on se sent impuissant. Et là, on ne peut pas s’empêcher de se demander : est-ce bien ce qu’un gouvernement souhaite transmettre comme message aux citoyens du pays et à son électorat ? Pour revenir chez les cousins ibériques, le titre de l’article précité suscite des suppositions diverses et variées, et cela en plein période de fêtes printanières liées à un autre type de ressuscitation, ainsi qu’à d’autres sortes de suppositions multi-millénaires, elles, et du coup on commence à se demander sérieusement « c’est quoi, un virus ? » et à doter (en plus de douter !) ce terme biologique et médical de nouvelles connotations et valences affectives, majoritairement négatives car nourries du rapprochement avec le syntagme «troisième guerre mondiale ». Et, subrepticement, tout seuls, comme des grands, on commence à se construire une perception, d’abord à peine consciente, quant à la haute dangerosité de l’objet du réel représenté par le terme « virus », tout en puisant dans nos représentations culturelles que ce mot fait surgir : contagion, maladie, « virus de la rage », « virus de la variole », « virus vénérien », « virus informatique », etc. Au bout de la péninsule, la sobriété portugaise gagne du terrain, et là-bas ce n’est pas (encore) la troisième guerre mondiale, mais celle biologique – „Covid-19 : uma guerra biológica – o papel das Forças Armadas” [17] : la « mise en phrase » sèche du titre de cet article va à merveille avec l’intervention des forces armées qui y est mentionnée. Ailleurs en Europe et au-delà, on assiste à une réconciliation historique, après un divorce retentissant – Brexit oblige -, lorsque la langue allemande épouse le terme anglais „lockdown”, tout en le dotant d’une lettre de noblesse majuscule, „der Lockdown” [18] ! Si cette distanciation sociale a pu se terminer, on a le droit, nous aussi, à espérer un „happy end sofort” pour ce confinement, n’est-ce pas ?

A part ça, tout va bien dans l’Union européenne ?

Euh, pas trop, à vrai dire… Dans les textes juridiques français, on parle d’épidémie, et non de pandémie : « la propagation de l’épidémie de covid-19 » [19], alors que dans les textes juridiques qui émanent de l’UE il est plutôt question d’« Orientations sur les applications soutenant la lutte contre la pandémie de Covid-19 en ce qui concerne la protection des données » [20]. D’un côté, épidémie et un virus en minuscules, de l’autre, pandémie et une covid en toutes majuscules. Ce Communiqué de la Commission européenne, paru le 17.4.2020 dans le Journal officiel de l’Union européenne, dans son original anglais et traduit dans toutes les langues des états-membres, laisse perplexe à plusieurs reprises. Dans la version française, notre si familier covid nous apparaît sous les traits de la femme fatale ou, du moins, au féminin : « la crise de la Covid-19 », « la propagation de la Covid-19 », « la gestion de la Covid-19 », « dépistage de la Covid-19 », « transmission de la Covid-19 », « l’infection par la Covid-19 », « l’infection par la Covid-19 ». Encore et toujours la femme, à enfanter dans la douleur, à être punie pour les désirs inavoués des hommes, à subir l’infamie de cette pandémie, jusqu’à quand durera cette discrimination ? Pourquoi a-t-on émasculé ce virus et l’a-t-on transformé en femme, même pas en eunuque ?! Apparemment il s’agirait d’un sous-entendu (la crise, la pandémie), et donc on garde l’article et on l’appose au nom propre désignant une réalité au masculin. D’une pierre deux coups : on lutte aussi pour l’égalité de genre, même pour les virus ! En italien [21], le même communiqué de la Commission européenne peine également, mais de manière plus élégante, évidemment : on garde une seule majuscule, en signe aussi d’un compromis entre le français et l’anglais. „La pandemia di Covid-19”, „la crisi Covid-19”, „la gestione della Covid-19”, les „test diagnostici della Covid-19” nous montre que le féminin est au pouvoir, alors qu’en italien on dit bien « un virus », du latin vīrus, -i, signifiant « venin ». En espagnol [22], dans le titre du Communiqué de la Commission, les minuscules sont utilisées [23], mais dans le corps du texte on adopte les majuscules de l’original anglais („la pandemia de Covid-19”, etc.). Alors que l’on avait à peine retrouvé nos repères en voyant qu’en espagnol aussi ce virus est une femme („la crisis de la Covid-19”), notre monde bascule devant deux expressions qui se disputent le haut du pavé grammatical et genré : „contra el Covid-19” contre „La lucha contra la Covid-19” ! Un coup on voit le visage bien masculin de ce virus contre lequel on doit se battre vaillamment, et quelques lignes plus loin on aperçoit l’apparition au féminin de cet ennemi si difficile à définir : „la gestión de la Covid-19”, mais encore, „la lucha contre la Covod-19” !!! Contre qui lutterait-on ? Qui est en train de nous attaquer ? Qui est cet avatar, cet extraterrestre dont on est incapables de définir même le genre ? Notre incompétence à toutes et à tous, non seulement linguistique, est, pour citer un journaliste roumain , „jenibilă” [24], mot valise (et hapax ?) créé le 22 avril à partir de „jenant” et „penibil”, gênant et pénible. On n’est pas capables de se mettre d’accord sur le genre, à l’intérieur d’une seule et même langue, d’un seul et même texte officiel émanant de l’instance européenne exécutive suprême, la Commission européenne, le gouvernement donc, de notre si chère Union européenne… Quelle confusion que la nôtre ! Les mots sont les miroirs fidèles des sociétés qui les inventent et qu’ils parlent. Plus loin dans le texte, on rencontre „el nivel de circulación del virus”, structure où le terme générique, biologique et médical, devenu terme juridique, reste au masculin ; c’est le nouveau qui nous mène la vie dure. Le texte en portugais (25) reste cohérent et fidèle à la graphie anglaise [25], du titre jusqu’à la dernière ligne du texte européen. Devant tant de qualités, on osait espérer… Mais notre joie fut courte, un miracle ne dure que quelques lignes, et l’on découvrit avec stupeur et tremblement la même chimère, mi-mâle, mi femelle, avec trait d’union et sans trait d’union („a pandemia de Covid-19”, „a propagação da Covid-19”, „luta contra a Covid-19”, „medidas de contenção ligadas ao Covid-19”, „sintomas do Covid19”), impossible d’appréhender dans son essence selon nos conceptions habituelles… Oui, ce nouveau virus fait tellement peur, il est tellement étrange et étranger, il représente l’Autre qui est notre ennemi et qui nous aide à nous définir à tel point que nous ne réussissons pas à nous mettre d’accord sur le sexe de ce nouveau „Rosemary’s baby” monstrueux ! Et nos hésitations morphologiques nous montrent à quel point nous sommes en train de nous forger de nouvelles identités individuelles et collectives, altérés à jamais par cette catastrophe, par ce nouveau déluge qui a noyé toutes nos certitudes, notre confiance en nous-mêmes, dans les institutions et dans les autorités. Un nouveau monde est en train d’apparaître, „a brave new world” d’après la chute de nos paradis imaginaires. Au Brésil, les choses ne vont pas mieux. Sur la page web dédiée [26] du ministère de la santé, on trouve au même endroit : „Covid19”, „covid [27], „coronavírus” [28], „coronavírus 2019 (Covid-19),”Coronavírus”, „novo coronavírus” [29] … On a tout mis dans le même panier, à chacun d’y trouver son compte ! Avec ceci d’essentiellement différent : on fait au plus simple au Brésil, où le coronavirus est bien masculin, et qu’est-ce que l’on aurait été heureux de le voir écrit tout en minuscules, en éliminant les chiffres, et en privilégiant les termes plus courts, faciles à retenir, principe de l’économie du langage oblige. Mais non. Dans la version allemande [30] du Communiqué de la Commission, pas de surprise, l’ordre règne pour tout ce qui est graphie, on écrit avec des majuscules Covid-19, comme dans le texte-source en anglais. On parle aussi de pandémie, de crise, de cas, de déclenchement : „der Covid-19-Pandemie”, „der Covid-19-Krise”, „Covid-19-Fällen”, „Covid-19 Ausbruch”. Mais, lorsqu’il s’agit de parler de Lui, nos voisins allemands ont trouvé la solution-miracle, „Ehrlichkeit” (sincérité, authenticité, honneur, intégrité psychologique – cette dernière risque de devenir une qualité rare par les temps qui courent) oblige, même étymologiquement, car ce nom commun est enraciné dans le proto-indoeuropéen *h₂eys-, « respect » : on lui accorde tous les honneurs qu’il mérite et on le traite en nom propre. On ôte notre chapeau devant ce nouveau venu, nous qui n’avons ôté nos chapeaux devant personne, comme disait George Brassens, et, ainsi, on ne se prend pas la tête à marquer le genre dans le discours ! Comme quoi, ça paye toujours (ou presque !), d’être gentil et poli ! Ou, comme le dit le titre d’un article publié par Le Monde [31] : « Simple et efficace, le crédo allemand ». En anglais [32], ça va un peu mieux également, l’absence de marque du genre facilitant les choses. On jongle avec des synonymes partiels et on parle de pandémie, de crise mais aussi de maladie – „the Covid-19 pandemic”, „the Covid-19 crisis”, „the propagation of the Covid-19 disease”. Ce virus protéiforme et insaisissable devient une maladie dans la version anglaise du communiqué de la Commission européenne, ce qui sera fondamental dans l’établissement de la nouvelle identité féminine du virus. On parle également de „Covid-19 containment measures”, et aussi de „the Covid-19 outbreak” et „the Covid-19 out-break” : un peu de créativité morphologique, un jeu subtil avec le trait d’union, dans ce monde de brutes, thank you very much ! Pour les Britanniques, ce virus est assez grand „to be home alone”, comme on le voit dans les syntagmes : „the transmission rates of Covid-19”, „infected by Covid-19”. En anglais, langue pragmatique n’aimant pas les répétitions (sauf certains syntagmes juridiques, mais là c’est une autre histoire !), notre covid (écrit avec des majuscules, pour signifier qu’il est bien grand maintenant !) est, ainsi, par moments, laissé se débrouiller seul, et les termes „disease” ou „virus” ne lui tiennent plus la main. Nous retrouvons cette maturité sur le site du gouvernement britannique où l’on parle de „Coronavirus (Covid-19)”, „coronavirus (Covid-19) outbreak” [33] en utilisant les deux noms, dont l’acronyme entre parenthèses, dans un souci de clarté de l’information. Le NHS fait encore plus simple et emploie exclusivement le terme coronavirus en minuscules (sans doute avec un accent bien „british”) : „people at higher risk from coronavirus” [34]. Sur le site du gouvernement britannique les autorités présentent en termes objectifs ce qu’elles appellent „the current novel coronavirus (Covid-19) outbreak „, tout en mettant en évidence le fait que ce virus n’est pas une maladie, mais qu’il en est la cause : „what we know about the virus and the disease it causes” [35], ce qui enlève tout de suite la charge émotionnelle hautement anxiogène du discours de l’OMS qui établit une équivalence entre le virus et la maladie. Pourtant, l’OMS devrait être plus au courant de la différence, car ce sont des spécialistes de la santé qui y travaillent, normalement. Le calme britannique nous sauvera ! Et, cool as a cucumber, les cousins d’Outre-Manche continuent à nous expliquer tranquillement que l’épidémie de pneumonie de Wuhan, Chine, a été par la suite considérée comme une nouvelle maladie par l’OMS et baptisée : Covid-19 (non, on ne va pas crier halleluiah !) : „On 31 December 2019, Chinese authorities notified the World Health Organization (WHO) of an outbreak of pneumonia in Wuhan City, which was later classified as a new disease : Covid-19.” Donc, le virus n’est pas une maladie, mais la pneumonie qu’il cause, oui. Ouf, on commence enfin à voir le bout du tunnel ! Thank you, les amis ! Mais pourquoi donc l’OMS ne dit-elle pas la même chose ? C’est pourtant clair et indiscutable, scientifiquement parlant. Comme le disent si bien les journalistes de Radio Canada, « en ces temps de Covid-19 », l’OMS a hésité : „L’organisation a été lente à évoquer le risque de transmission interhumaine”. Lente à déclarer une urgence de santé publique, et déclarer officiellement une « pandémie » (annonce qui n’arrive que la seconde semaine de mars) [36] ». C’est peut-être pour cela qu’elle essaie de se rattraper avec des discours flamboyants sur le virus flambant neuf (« la flambée de Covid-19 » [37]) qui s’est transformé, comme dans un roman kafkaïen, dans une créature invisible, sans discernement, cruelle, qui embrase le monde entier, une maladie, quoi ?!

Et pendant ce temps, à l’OMS on joue au docteur WHO avec les termes.

A l’OMS, la maladie court, non, pas celle d’amour, mais la « maladie à » : « La pandémie de maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) », « la maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) », et hop, on l’a personnifié, dans un français populaire de quartier pauvre, car il paraît que c’est par là qu’il sévirait le plus… L’OMS parle d’« exploiter les technologies de l’information pour venir à bout de la Covid-19 » [38] mais elle réussit surtout à venir à bout de notre patience et du bon sens linguistique ! On comprend mieux d’où vient cette soudaine manie dans les trois langues romanes atteintes du covid-19 (français, italien et espagnol) de féminiser ce virus ! Les autres langues, comme le roumain et le portugais du Brésil, ont développé une immunité plus forte, il faut croire ! Pour « protéger les populations de la Covid-19 » [39] il serait judicieux d’en parler avec des termes clairs, dans des discours dépourvus de sensationnalisme. Transformer ce nouveau virus dans une maladie n’est pas normal biologiquement ni linguistiquement, car le virus provoque des maladies, il n’est pas une maladie lui-même, et, dans toutes les langues qui emploie des cognats du latin virus, ces termes sont masculins.

WHO killed the mocking bird ?

Ce changement de genre est du genre à créer des monstres dans l’imaginaire et l’émotionnel public, car on ne perçoit pas de la même manière un virus ou une maladie. Un virus est une forme de vie et appartient au domaine de la biologie. D’un point de vue affectif, ce terme scientifique est plutôt neutre et ne provoque pas de réaction émotionnelle. Même, on a presque tendance à le mépriser : c’est un virus… Limite, les bactéries nous font plus peur que les virus, puisque le mot est plus long ! Alors que, lorsqu’on on entend le mot maladie, la réaction automatique du public non-spécialiste est celle de la peur, de l’inquiétude. On découvre sur le site de l’OMS : « Nouveau coronavirus (2019-nCoV) », « Flambée de maladie à coronavirus 2019 (Covid-19) », « empêcher la propagation de cette flambée ». Ce sont des métaphores sensationnalistes, doublées de formules incompréhensible quasi-mathématiques et qui nous fichent la trouille, qu’on s’attendrait à trouver dans les pages d’un tabloïd, et qui transforment des termes littéraires, poétiques, dans des synonymes du coronavirus… Des métaphores incendiaires littéralement, propres à cet ἐκπύρωσις, „ekpyrosis”, cet embrasement qui enflamme les rédacteurs des articles sur le site de l’OMS, et qui nous transpose dans une projection fataliste d’un univers qui est détruit régulièrement par des catastrophes uniquement pour laisser la place à un éternel retour aux mêmes origines d’avant l’embrasement. Ils confondent l’« attitude stoïque » avec le modèle cosmologique prôné par les philosophes grecs au début des années 300 avant l’ère commune ! Et nous, pauvres citoyens de ce monde en proie au chaos, que pouvons-nous faire ? Supporter avec stoïcisme, n’est-ce pas, et croire en l’OMS ? Ou prendre la porte (στοά, „stoa”, « portique » en grec) et fuir l’abrutissement par des discours qui devraient être objectifs et responsables mais qui donnent dans la manipulation émotionnelle ? Dans ce que Pascal Engel appelait l’ère de la bêtise de masse, la production de la foutaise, qui était endémique dans la presse, est devenue pandémique dans les médias, dans Internet et dans les réseaux sociaux, qui la diffusent à dose tellement massive qu’elle est devenue une force politique. Elle fait partie de ce qu’on appelle l’ère de la « post-vérité », qu’il faudrait bien plus appeler l’ère de la foutaise : la production d’un type de discours et de pensée dans lequel on ne soucie plus de savoir si ce qu’on dit est vrai, mais où seul compte l’effort produit. La foutaise est à la fois bête parce qu’elle est hors de contrôle, et habile parce qu’elle se trouve au service de stratégies politiques et de propagande » [40]. Avec ceci, tout semblait être dit, et pourtant en pleine pandémie de foutaise et de „corona” on découvre que …

Le covid n’a pas de discernement…

« Le Covid-19 ne connaît pas de frontières, n’épargne aucun pays, ni aucun continent, et frappe sans discernement » « Cette course contre un ennemi invisible… » [41]. La personnification du virus n’aide à rien d’autre qu’à propager une image chargée émotionnellement et qui n’a rien de scientifique, donc qui ne devrait pas trouver sa place dans un discours officiel de l’Organisation Mondiale de la Santé. Donner dans ce type de sensationnalisme fait penser plutôt à des campagnes électorales où le candidat essaie désespérément d’amasser des votes en faisant peur aux électeurs. Ce virus n’est pas invisible, il est bien détectable par des moyens scientifiques, et on n’a pas à craindre son manque de discernement, puisqu’aucun de ses congénères n’en a, ni n’est censé en posséder. D’ailleurs, si l’on s’en souvient bien de tout ce que l’on nous dit depuis trois mois dans tous les médias possibles et imaginables, ce covid s’attaque avec prédilection aux personnes âgées et à celles qui ont des comorbidités, n’est-ce pas là une preuve de discernement de la part de notre ennemi commun ?… Et si l’on a fermé les frontières, c’est justement parce que nous croyons que ce virus ne se propagera plus, ou du moins pas aussi vite, ce qui nous mène tout droit vers la pensée critique : « mais, attend, ça veut dire que, si l’on continue à filer la métaphore de l’OMS, le covid, lui, il connait les frontières ?! » En tout cas, dans Astérix et la Transitalique [42], il les connaissait !

Corona et Covid en Inde ou The Great Lockdown” au FMI ? „To be or not to be”…

En Inde, pour montrer de la résilience et une bonne dose de catharsis, un couple a nommé ses jumeaux, une fille et un garçon, qui venaient de naître le 27 mars 2020, Corona et Covid [43] : leur souhait de leur donner des noms « mémorables et uniques » est ainsi accompli. Serait-ce dans un esprit de compétition avec l’heureuse famille indienne que le FMI choisit le retentissant The Great Lockdown” pour nommer leur « bébé », leur perception de ce qui se passe actuellement dans le monde, alors que dans le texte même du dossier si pompeusement intitulé on découvre qu’il s’agit, au contraire, d’une palette variée de mesures comportant des degrés différents : „Quarantines, lockdowns, and social distancing are all critical for slowing transmission”. A nouveau, tout est bon pour attirer les chalands, et la pub reste l’âme du commerce : sauf que, dans les circonstances qui sont les nôtres, un peu plus de retenue dans les titres serait de mise. Et pour continuer dans l’incohérence (on ne change pas une équipe qui gagne !), juste après avoir affirmé théâtralement „This crisis is like no other”, quelques lignes plus loin la fibre poétique de l’auteur est oubliée en faveur de l’approche de l’économiste qui compare cette crise avec la Grande Dépression et avec la crise financière d’il y a dix ans : „It is very likely that this year the global economy will experience its worst recession since the Great Depression, surpassing that seen during the global financial crisis a decade ago”. Pour vraiment nous convaincre de l’unicité de cette crise, l’auteur(e) persiste et signe : „When the world economy last faced a crisis of this magnitude in the 1930s”… Bon, il faut dire que les dernières nouvelles nous ont appris que le covid affecte aussi le cerveau [44]. Le poète sortira gagnant de cette acerbe lutte avec l’économiste, et affirmera, avec la faiblesse de celui que la guerre a usé trop pour qu’il emploie autre chose qu’un verbe modal de possibilité potentielle : „The Great Lockdown, as one might call it, is projected to shrink global growth dramatically” [45] Pour enfoncer le clou jusqu’au bout, et parce que la voix passive nous tire par la main, nous allons poser la question hitchcockienne : mais qui a planifié cette réduction dramatique de la croissance globale ?… Le problème avec cette question réside, comme dans The trouble with Harry (1955), célèbre film Alfred Hitchcock dont le titre a été traduit en français par Mais qui a tué Harry ?, dans le caractère approximatif (pour employer un euphémisme…) de la rédaction ainsi que de la traduction des textes émanant des instances officielles, nationales et internationales, d’un côté, mais aussi, et surtout, dans les conséquences perlocutoires de ces discours qui paraissent frôler les confins de l’irresponsable par moments, pour aller s’isoler dans des états émotionnels extrêmes et finalement s’enfermer à double tour dans un absurde dont le lecteur ne saurait comment interpréter. Le surréalisme du film de Hitchcock, son humour macabre, ses quiproquos n’ont pas manqué de nous faire penser à la réalité, pourtant dramatique, de la crise que le monde traverse depuis janvier 2020 ou novembre 2019 (là non plus, les spécialistes ne trouvent pas d’accord…). Dans le film, plusieurs personnages tentent de dissimuler un crime qu’ils croient avoir commis, alors que rien ne prouve qu’il s’agisse vraiment d’un meurtre. N’y a-t-il pas une ressemblance avec ce que nous sommes en train de vivre ? Ou, comme il est dit la bandeannonce : „Once upon a time, in a quiet little town, some very respectable people, got into the trouble with Harry.” [46].

Notes

[1] https://www.franceinter.fr/emissions/le-journal-de-19h/le-journal-de-19h-17-mars-2020

[2] https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2020/4/18/SSAZ2009991A/jo/texte

[3] https://www.hotnews.ro/stiri-esential-23855225-reactia-bor-dupa-criticile-lui-iohannis-privin-acordul-mai-banescu-nu-biserica-deciziile-doar-respecta-nu-suntem-tara-nici-crestinopata-nici-crestinofoba.htm  

[4] https://florentintuca.ro/

[5] https://information.tv5monde.com/video/coronavirus-la-distanciation-sociale-c-est-quoi-l-humeur-de-linda

[6] « Sept. 20, 2001 : In a speech addressing Congress and the nation, Bush announces the War on Terror, saying, “Our war on terror begins with al Qaeda, but it does not end there. It will not end until every terrorist group of global reach has been found, stopped and defeated.”, https://www.history.com/topics/21st-century/war-on-terror-timeline.

[7] https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/17/nous-sommes-en-guerre-face-au-coronavirus-emmanuel-ma cron-sonne-la-mobilisation-generale_6033338_823448.html   

[8] En Roumanie, les autorités ferment des sites web qui sont accusés d’avoir diffusé des fausses informations au sujet du coronavirus : http://www.ziare.com/media/stiri-false/inca-doua-site-uri-romanesti-au-fost-inchise-pentru-ca-au-difuzat-stiri-false-despre-coronavirus-1608306

[9] « Ce poți spune când în Constituție se prevede „stat de drept democratic”, iar cineva o ține una și bună cu „stat de drept”, care, se știe, poate fi oricum ? », Que peut-on dire lorsque dans la Constitution il est prévu « état de droit démocratique », et quelqu’un n’arrête pas de parler d’ « état de droit » qui, on le sait, peut être n’importe comment ?, MARGA, Andrei, « Trecerea la prostocraţie », Le passage à la prostocratie, in Cotidianul, 3 mai 2020, https://www.cotidianul.ro/trecerea-la-prostocratie/

[10] https://jel.jewish-languages.org/words/1542

[11] https://www.theguardian.com/world/2020/mar/17/enemy-deadly-boris-johnson-invokes-wartime-language-coronavirus  

[12] http://j.poitou.free.fr/pro/html/voc/corona

[13] https://www.corriere.it/economia/lavoro/20_marzo_25/draghi-coronavirus-siamo-guerra-non-possiamo-esitare-costo-potrebbe-essere-irreversibile-0f1e3b7e-6ee1-11ea-925b-a0c3cdbe1130.shtml

[14] https://www.elespanol.com/espana/politica/20200317/sanchez-arenga-guerra-virus-doblegaremos-resistiremos-venceremos/475453486_0.html

[15] https://www.heraldo.es/noticias/internacional/2020/03/29/coronavirus-tercera-guerra-mundial-contra-un-virus-1 366762.html

[16] « Guvernul a lansat ghidul online ’CeMaFac’ cu posibile scenarii prin care poate trece populația României în pandemia de Covid-19 », https://www.stiripesurse.ro/guvernul-a-lansat-ghidul-online-cemafac-cu-posibile-scenarii-prin-care-poate-trece-p opulatia-romaniei-in-pandemia-de-covid-19_1443979.html, « Guvernul României, prin Autoritatea pentru Digitalizarea României, în colaborare cu Departamentul pentru Situații de Urgență și organizația neguvernamentală Code for Romania a lansat o nouă platformă online din ecosistemul de luptă contra efectelor Covid-19 CeMaFac (cemafac.ro) », https://cemafac.ro/

[17] https://sol.sapo.pt/artigo/689906/covid-19-uma-guerra-biologica-o-papel-das-forcas-armadas

[18] « Der Lockdown der Meinungen ist beendet », Die Welt, https://www.welt.de/politik/deutschland/plus207456467/Angela-Merkel-zu-Corona-im-Bundestag-Lockdown-derMeinungen-beendet.html

[19] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000041746313&categorieLien=cid

[20] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=uriserv:OJ.CI.2020.124.01.0001.01.FRA&toc=OJ:C:2020:1 24I:TOC   

[21] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/IT/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020XC0417(08)&from=EN  

[22] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/ES/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020XC0417(08)&from=EN

[23] « orientaciones sobre las aplicaciones móviles de apoyo a la lucha contra la pandemia de covid-19 en lo referente a la protección de datos »

[24] B1 TV, Răzvan Zamfir, émission « Bună, Romania ! », 22/04/2020

[25] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/PT/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020XC0417(08)&from=EN

[26] « Orientações respeitantes a aplicações móveis de apoio à luta contra a pandemia de Covid-19 na perspetiva da proteção de dados »

[27] « sintomas de covid », https://saude.estadao.com.br/noticias/geral,ministerio-da-justica-quer-presos-com-sintomas-de-covid-em-contein eres-durante-pandemia,70003278278  

[28] « uma disseminação do coronavirus », https://www.novo.justica.gov.br/news/brasil-fecha-fronteiras-aereas-para-estrangeiros-de-todas-as-nacionalidades  

[29] « Ministério da Justiça e Segurança Pública adotou algumas medidas para impedir o avanço do novo coronavirus. », https://www.novo.justica.gov.br/news/coronavirus-confira-as-medidas-adotadas-pelo-ministerio-da-justica-e-seguranca-publica  

[30] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/DE/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020XC0417(08)&from=EN

[31] https://www.lemonde.fr/ete/article/2011/08/03/simplicite-et-efficacite-le-credo-allemand_1555732_1383719.html  

[32] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:52020XC0417(08)&from=EN

[33] https://www.gov.uk/government/collections/mhra-guidance-on-coronavirus-covid-19

[34] https://www.nhs.uk/conditions/coronavirus-covid-19/

[35] https://www.gov.uk/government/publications/coronavirus-action-plan/coronavirus-action-plan-a-guide-to-what-y ou-can-expect-across-the-uk

[36] https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1695142/oms-trump-coronavirus-pandemie

[37] http://www.euro.who.int/fr/health-topics/health-emergencies/coronavirus-covid-19/news/news/2020/3/who-anno unces-covid-19-outbreak-a-pandemic  

[38] https://www.who.int/fr

[39] https://www.who.int/fr/news-room/detail/20-04-2020-itu-who-joint-statement-unleashing-information-technology -to-defeat-covid-19

[40] ENGEL, Pascal, « De la bêtise à la foutaise », in MARMION, Jean-François (sous la dir.), Psychologie de la connerie, Sciences Humaines Editions, 2018

[41] https://www.who.int/fr/news-room/detail/20-04-2020-un-agencies-issue-urgent-call-to-fund-the-global-emergenc y-supply-system-to-fight-covid-19

[42] « Dans Astérix, le coronavirus existait déjà et avançait masqué », Le Figaro, 3 mars 2020, https://www.lefigaro.fr/bd/dans-asterix-le-coronavirus-existait-deja-et-avancait-masque-20200303

[43] https://www.bangkokpost.com/world/1909952/covid-corona-and-lockdown-the-newborns-named-after-a-pandemic

[44] https://www.franceculture.fr/emissions/radiographies-du-coronavirus/la-covid-19-attaque-t-elle-le-cerveau

[45] https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2020/04/14/weo-april-2020

[46] „The Trouble With Harry” (1955) Trailer, https://www.youtube.com/watch?v=Y8FH4eKZJ4s

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https://www.village-justice.com/articles/les-mots-confinement,35583.html Publication : 4/06/2020